7/30/2012

Septième jour à Cannes : 23 mai





            Mercredi. Le dilemme : être ou ne pas être à temps pour On the road. Le film probablement le plus attendu des voyageurs dans mon genre, qui ont lu, assurément, le roman de Jack Kerouac à un moment ou un autre de leur vie. Lire une deuxième fois une œuvre romanesque est un luxe que je m’offre rarement. Même chose pour les films. Comme les souvenirs d’un rêve les souvenirs d’un livre ou d’un film sont minces et nous font  résumer notre expérience à peu de choses ; quelques détails et sentiments. C’est là l’essentiel. Disons alors que j’apprécie les adaptations pour ce qu’elles me font revivre. Pour On the road, je me souvenais du début très clairement, des mots que disait Sal Paradise, qui nous racontait de quelle façon il préméditait un voyage dans l’Ouest, jusqu’à son départ, son premier embarquement, et qu’il se retrouve alors seul dans une boîte de camion, à boire au goulot, puis à pisser par-dessus bord, ou quelque chose comme ça. Il y avait ses allées et venues, ses rencontres, ses souvenirs, sa débauche, sa sagesse, le récit nous faisant parcourir le continent d’est en ouest, du nord au sud, jusqu’à se terminer au Mexique. C’est un genre de récit, d’écriture, auquel je m’identifie beaucoup, et nécessairement il devenait impossible pour moi de ne pas tenter ma chance ce matin-là, et de me rendre au palais des festivals à temps pour la première représentation, celle de 8h30.

            Plus je m’approchais du centre-ville, plus je sentais qu’il y avait de la fébrilité dans l’air. De vieux campeurs et de vieilles motos style Che Guevara traversaient la rue principale dans le but d’animer l’imaginaire collectif. J’étais bien loin d’être le seul au rendez-vous. Il y avait masse. Des gens de tous âges, chacun ayant en main un carton sur lequel était inscrit : « An invitation for On the road please / Une invitation pour On the road S.V.P. ». Ils étaient là depuis un moment déjà, arrivés bien avant moi. J’avais espoir. Je me suis rendu au chapiteau québécois, puisque la SODEC a participé à la production du film, et donc avait reçu quelques invitations, pour les quelques scènes tournées au Québec. Je m’y étais rendu hier soir, et m’étais adressé à la représentante de la SODEC avant de rencontrer un monsieur qui, lui, allait avoir une invitation en trop dans le cas où il en recevrait deux plutôt qu’une. En y retournant hier soir, vers 19 heures comme on me l’avait demandé, malheureusement, sous le chapiteau québécois, on ne parlait pas invitation en trop. Mais j’ai tout de même voulu m’y rendre avant la représentation, au cas où. Il n’y avait presque personne, et ça ne parlait pas invitation en trop. Pas de chance. Alors je me suis rendu au petit comptoir là où certaines personnes retournent leur invitation. Il a fallu attendre un moment avant de me rendre à l’évidence ; pour On the road, jamais il n’y aura d’invitation en trop. Bon, d’accord. Promenons-nous un peu, regardons, et mêlons-nous à la foule qui est là pour le film de Walter Salles.

            À la sortie du palais des festivals, à l’une des deux sorties obligées pour ceux qui viennent de passer au comptoir pour prendre leur invitation, les quémandeurs en file formaient un corridor pour accueillir les porteurs de badge. Quatre ou cinq personnes m’ont demandé si je n’avais pas une invitation en trop. J’ai préféré enlever un moment mon badge. Je me demande combien d’entre eux ont pu voir la première, et combien ont tenu bon jusqu’à la deuxième représentation, vêtus chiquement, et chaudement, depuis le matin, alors que cette tenue est exigée pour le soir seulement. Paraît-il que pour les représentations du matin, pour les films en compétition officielle, une projection débute une heure après le premier coup d’envoi, dans la salle du Soixantième, pour les journalistes qui n’ont pas pu entrer dans le théâtre Louis-Lumière principalement. Finalement, je n’ai pas osé y aller, je me suis dit plutôt que je serais de la partie pour la projection du lendemain. J’ai réenfilé mon badge, et me suis rendu au Marché du film. J’ai fait un tour au Short Film Corner, puis suis allé prendre mes courriels. Toujours pas de nouvelle du Devoir. J’avais le goût d’un expresso. Le petit verre à la main, j’ai croisé quelques uns des cégépiens. Ils m’ont dit que Xavier Dolan avait accepté de les rencontrer. Ils l’avaient recroisé le lendemain de la projection de Laurence Anyways, et malgré de nombreuses entrevues derrière lui, le cinéaste leur a livré un long témoignage à propos de son cheminement cinématographique et scolaire. Puis nous avons parlé quelque peu des films que nous avions vus. Nous étions là, à chercher quoi faire, pour la même raison ; ils n’avaient pas eu plus de chance que moi dans la quête de billet.

            Changement de plan. Je décide de tenter le coup pour le film de Léos Carax, Holy Motors. La représentation est à midi, ça me donne le temps de faire un petit tour à l’épicerie. Vers 11 heures et demi, je suis près du comptoir, à l’affût. Ce n’est pas bien long que je vois un premier poisson. Il est au comptoir, et demande à retourner son invitation. On lui dit qu’il est trop tard pour les retours. Et il fait marche arrière. Le monsieur du comptoir me regarde : « C’est pour Holy Motors que tu es là ? – Oui, oui. – Alors il faut le suivre ! ». Et je fais quelques pas de course en tentant d’être discret. Je rejoins le grand monsieur, qui fait peut-être 1m90, a les cheveux blonds et bouclés, et s’exprime en anglais. « Sorry, Sir, do you have an invitation for Holy Motors ? – Yeah, but it’s a personnal invitation. See, there’s my name on it : Nick Muys. So I don’t think you can get it… ». Pas trop sûr de ce que j’allais dire, je lui réponds : « Yeah, sure I can, see I have the correct accreditation, so I can get there for you. – Well, ok, let’s try it. – Thank you Sir ! ». Et le scénario recommence. Je cours jusqu’à la file d’attente. Un couple ayant vu mon invitation jaune, et mon badge, me demande si au moment de faire valider nos billets, je peux dire aux agents que je les accompagne. Pas de problème. Finalement, on ne peut qu’accompagner une personne, alors la copine a dû se trouver quelqu’un d’autre que moi. Tout s’est bien passé. Je monte les marches menant au balcon quatre à quatre, fais inspecter mon sac, qui pourtant contenait une bouteille d’eau et une banane, et je me trouve une place, dans la partie droite de la salle, à peu près à la même hauteur que pour le film de Hong Sang-Soo.

            C’est le genre de film qui te place dans un état de complète incompréhension. Léos Carax se joue en quelque sorte du spectateur, à savoir que toutes les questions que l’on peut se poser à propos du personnage principal viennent à être répondues, mais de façon absurde. Monsieur Oscar a pour travail semble-t-il de vivre chaque jour plusieurs vies. Ce jour-là, monsieur Oscar a neuf rendez-vous, il sera tantôt une espèce de monstre vivant dans les égouts, tantôt un père de famille qui va chercher sa fille à une fête d’amis, tantôt un tueur à gage, tantôt un acteur pour un jeu vidéo, et cætera. La limousine dans laquelle il se fait déguiser, avant de le conduire en différents lieux, le mène finalement chez lui. Nous voyons à ce moment-là, à la toute fin, qui est sa vraie famille ; des chimpanzés. Il leur raconte sa journée, tout ce qui a de plus normal, puis le film se termine dans le stationnement des limousines Holy Motors, lesquelles discutent ensemble de leur peur d’être un jour inutiles. Une des dernières fois que je me suis senti autant repoussé par un film, ça a été en regardant Naked Lunch. Toutes tentatives de comprendre ce qui se passe à l’écran deviennent vaines, et notre interprétation allant dans tous les sens rend la lecture du film épuisante. Je serais curieux de revoir le film, en ne cherchant pas cette fois de lien entre les vies, mais plutôt en leur attachant un genre cinématographique, et de voir de quelle façon chacune des vies dialogue avec un genre de cinéma en particulier. Pour ce qui est du chapitre dans la vie du monstre, il me semble qu’il y a là une allusion à la fois directe et confuse au Cabinet du docteur Caligari. Il s’agit du moment où le monstre se rend dans un cimetière, où il y a un shooting photo. La scène tourne au drame lorsque le directeur du shooting demande au monstre s’il veut bien monter sur scène aux côtés de la jeune mannequin, afin de prendre une photo dans le style The Beauty and the Beast. Après s’être fait attaqué par les flashs et les projecteurs, le monstre disjoncte, fonce droit vers le directeur photo, lui mord le et l’arrache de ses dents. Puis il se sauve, la jeune mannequin dans les bras, afin de l’amener chez lui, au fond des égouts. Il me semble que ce même kidnapping, entouré de circonstances semblables, se retrouve dans le film qui a mis au monde l’expressionnisme allemand. Et cette scène, à mes yeux, est centrale dans le film de Léos Carax. Non seulement elle est la mieux réussie, mais elle est la plus choquante, et donc la plus compréhensible. Elle est aussi la métaphore de ce côté plus désarçonnant du film ; pour le cinéphile habitué au format hollywoodien, Holy Motors est un véritable peep-show. Et il y a une telle emphase sur le type de narration proposé, qu’assurément on se demande de quelle façon Holy Motors dialogue avec le septième art. Ce dialogue se fait de façon moins directe qu’avec Videodrome par exemple, mais Holy Motors fait partie de ce genre de films, qui porte probablement un nom, que j’ignore, mais dont je serais curieux de voir, à l’aide d’Holy Motors et de Naked Lunch par exemple, si nous ne pourrions pas leur trouver une filiation avec Le cabinet du doteur Caligari et l’expressionnisme allemand, en comptant sur leur expressionnisme narratif et esthétique.

            À la sortie du film, fatigué et déboussolé, je me suis rendu à la salle Bunuel, pour je ne sais plus quel film, mais il n’y avait plus de place. Il y avait une dizaine de petites salles où des films étaient présentés de façon indépendante. En faisant le tour des lieux, étant prêt à entrer dans n’importe quelle salle, j’ai croisé mon ami Saïd, qui s’était fait invité à tout hasard à l’une des projections, par un jeune réalisateur américain. Saïd me fait signe. Je ne l’avais pas vu. Contents de la coïncidence, nous faisons la file ensemble. Au moment d’entrer dans la salle, le réalisateur fait signe à la placière de nous laisser passer. Il y avait une trentaine de places dans la salle. Après les previews interminables des autres films de la boîte de production, Janked commençait. Un film policier. Les excès que ce genre de film suppose étaient tout simplement lamentables. Un film hollywoodien, mais à petit budget. Ça tourne carrément à la comédie. Un moment je vois un des Mile-Endais se lever pour quitter la salle. Un moment j’y pense aussi. Disons que Saïd et moi nous sommes restés par respect pour l’auteur. La fin avec la femme qui finalement est un fantôme a de quoi laisser perplexe.

            Puis nous nous sommes séparés. J’avais prévu me rendre ensuite au cinéma Les Arcades, pour la projection de 20 heures d’un des films présentés dans le cadre de l’ACID (l’Association du Cinéma indépendant pour sa Diffusion). Parmi l’agenda des projections de l’ACID, c’est d’abord La tête première, le premier long métrage d’une jeune belge, Amélie Van Elmbt, qui avait attiré mon attention. Ne croyant pas avoir le temps d’y aller, monsieur Lefeuvre m’avait donné sa passe pour que je puisse assister aux représentations de l’ACID. Ma position dans la file m’assurant d’une place, je pouvais alors dire que j’avais fait, sommairement, le tour des salles, et de ce qui s’offrait à moi. Puis je me trouvais aux côtés d’un couple d’amis qui tenait une salle en région parisienne. Les deux messieurs voyaient quatre, cinq, voire six films par jour depuis déjà plus d’une semaine. Ils avaient peu de bonnes choses à dire sur les films déjà vus. L’un d’eux terminant ses critiques le plus souvent par : « On s’est barrés avant la fin », je me suis mis à croire qu’ils débutaient quatre, cinq ou six films par jour, mais n’en achevaient pratiquement aucun. Léos Carax, Walter Salles, Brandon Cronenberg,  et Apichtapong en ont pris plein la gueule. Seuls Le Grand Soir, Vous n’avez encore rien vu, Laurence Anyways, et un film d’animation (Ernest et Célestine), avaient reçu quelques éloges. Finalement, la discussion est devenue plus intéressante lorsqu’ils m’ont parlé de leurs expériences antérieures. Ils m’ont parlé premièrement d’un film algérien, Hors-la-loi, dont la projection avait suscité une polémique en France, en 2010. Certains croyaient que sa projection allait être interdite à Cannes. Le film de Rachid Bouchareb, qui raconte les persécutions des Algériens par les Français, de 1945 jusqu’à leur indépendance, a tout de même pu compétitionner dans la sélection officielle, même s’il donne un regard peu flatteur sur le FLN. Une présence importante de corps policiers s’est tout de même fait sentir le jour de la projection. Puis ils m’ont parlé d’un film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire, qui lui est resté longtemps interdit en France, tout comme Octobre à Paris, un documentaire sur les persécutions des algériens lors d’une manifestation à Paris en 1961, lors de laquelle on ne sait pas combien sont morts, beaucoup ayant été balancés dans la Seine, alors qu’ils manifestaient pacifiquement. Après 50 ans d’interdiction, le film avait été projeté en septembre dernier, lors d’un festival. Alors ça été à mon tour de faire une petite chronique sur les censures et les films interdits dans mon pays. Pendant plus de trente ans, entre 1928 et 1961 je crois, on a refusé l’accès aux enfants de moins de 16 ans dans les salles de cinéma, lorsque le film présenté ne leur était pas destiné. Puis, des premières projections jusqu’à la fin des années soixante, les religieux ont censuré scrupuleusement tout film portant une atteinte à la morale catholique, jusqu’à saboter le récit d’un film comme Frankenstein (1931), ou City of the Lights (Chaplin), et refuser d’autres films comme Metropolis (Fritz Lang), voir tous ceux tournés en 16mm en 1947. Sous Maurice Duplessis, même les ciné-parcs, ont été interdits ; c’étaient des lieux de péché !

            Puis la discussion est redevenue plus contemporaine, finalement ils avaient bien aimé aussi le film de Thomas Vinterberg, The Hunt, puis d’autres films présentés dans le cadre de la Quinzaine comme No, Enfance clandestine et Adieu Berthe. La journée se finissait donc en beauté avec La tête première. La réalisatrice Amélie Van Elmbt a présenté son film, en compagnie de l’acteur principal, puis le road movie a commencé. 

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