Mercredi.
Le dilemme : être ou ne pas être à temps pour On the road. Le film probablement le plus attendu
des voyageurs dans mon genre, qui ont lu, assurément, le roman de Jack Kerouac
à un moment ou un autre de leur vie. Lire une deuxième fois une œuvre romanesque
est un luxe que je m’offre rarement. Même chose pour les films. Comme les
souvenirs d’un rêve les souvenirs d’un livre ou d’un film sont minces et nous
font résumer notre expérience à
peu de choses ; quelques détails et sentiments. C’est là l’essentiel. Disons
alors que j’apprécie les adaptations pour ce qu’elles me font revivre. Pour On
the road, je me
souvenais du début très clairement, des mots que disait Sal Paradise, qui nous
racontait de quelle façon il préméditait un voyage dans l’Ouest, jusqu’à son
départ, son premier embarquement, et qu’il se retrouve alors seul dans une
boîte de camion, à boire au goulot, puis à pisser par-dessus bord, ou quelque
chose comme ça. Il y avait ses allées et venues, ses rencontres, ses souvenirs,
sa débauche, sa sagesse, le récit nous faisant parcourir le continent d’est en
ouest, du nord au sud, jusqu’à se terminer au Mexique. C’est un genre de récit,
d’écriture, auquel je m’identifie beaucoup, et nécessairement il devenait
impossible pour moi de ne pas tenter ma chance ce matin-là, et de me rendre au
palais des festivals à temps pour la première représentation, celle de 8h30.
Plus
je m’approchais du centre-ville, plus je sentais qu’il y avait de la fébrilité
dans l’air. De vieux campeurs et de vieilles motos style Che Guevara
traversaient la rue principale dans le but d’animer l’imaginaire collectif.
J’étais bien loin d’être le seul au rendez-vous. Il y avait masse. Des gens de
tous âges, chacun ayant en main un carton sur lequel était inscrit : « An
invitation for On the road please
/ Une invitation pour On the road S.V.P.
». Ils étaient là depuis un moment déjà, arrivés bien avant moi. J’avais
espoir. Je me suis rendu au chapiteau québécois, puisque la SODEC a participé à
la production du film, et donc avait reçu quelques invitations, pour les
quelques scènes tournées au Québec. Je m’y étais rendu hier soir, et m’étais
adressé à la représentante de la SODEC avant de rencontrer un monsieur qui,
lui, allait avoir une invitation en trop dans le cas où il en recevrait deux
plutôt qu’une. En y retournant hier soir, vers 19 heures comme on me l’avait
demandé, malheureusement, sous le chapiteau québécois, on ne parlait pas
invitation en trop. Mais j’ai tout de même voulu m’y rendre avant la
représentation, au cas où. Il n’y avait presque personne, et ça ne parlait pas
invitation en trop. Pas de chance. Alors je me suis rendu au petit comptoir là
où certaines personnes retournent leur invitation. Il a fallu attendre un
moment avant de me rendre à l’évidence ; pour On the road, jamais il n’y aura d’invitation en
trop. Bon, d’accord. Promenons-nous un peu, regardons, et mêlons-nous à la
foule qui est là pour le film de Walter Salles.
À
la sortie du palais des festivals, à l’une des deux sorties obligées pour ceux
qui viennent de passer au comptoir pour prendre leur invitation, les
quémandeurs en file formaient un corridor pour accueillir les porteurs de
badge. Quatre ou cinq personnes m’ont demandé si je n’avais pas une invitation
en trop. J’ai préféré enlever un moment mon badge. Je me demande combien
d’entre eux ont pu voir la première, et combien ont tenu bon jusqu’à la
deuxième représentation, vêtus chiquement, et chaudement, depuis le matin,
alors que cette tenue est exigée pour le soir seulement. Paraît-il que pour les
représentations du matin, pour les films en compétition officielle, une
projection débute une heure après le premier coup d’envoi, dans la salle du
Soixantième, pour les journalistes qui n’ont pas pu entrer dans le théâtre
Louis-Lumière principalement. Finalement, je n’ai pas osé y aller, je me suis
dit plutôt que je serais de la partie pour la projection du lendemain. J’ai
réenfilé mon badge, et me suis rendu au Marché du film. J’ai fait un tour au
Short Film Corner, puis suis allé prendre mes courriels. Toujours pas de
nouvelle du Devoir.
J’avais le goût d’un expresso. Le petit verre à la main, j’ai croisé quelques
uns des cégépiens. Ils m’ont dit que Xavier Dolan avait accepté de les
rencontrer. Ils l’avaient recroisé le lendemain de la projection de Laurence
Anyways, et malgré de
nombreuses entrevues derrière lui, le cinéaste leur a livré un long témoignage
à propos de son cheminement cinématographique et scolaire. Puis nous avons
parlé quelque peu des films que nous avions vus. Nous étions là, à chercher
quoi faire, pour la même raison ; ils n’avaient pas eu plus de chance que moi
dans la quête de billet.
Changement
de plan. Je décide de tenter le coup pour le film de Léos Carax, Holy Motors. La représentation est à midi, ça me
donne le temps de faire un petit tour à l’épicerie. Vers 11 heures et demi, je
suis près du comptoir, à l’affût. Ce n’est pas bien long que je vois un premier
poisson. Il est au comptoir, et demande à retourner son invitation. On lui dit
qu’il est trop tard pour les retours. Et il fait marche arrière. Le monsieur du
comptoir me regarde : « C’est pour Holy Motors que tu es là ? – Oui, oui. – Alors il
faut le suivre ! ». Et je fais quelques pas de course en tentant d’être
discret. Je rejoins le grand monsieur, qui fait peut-être 1m90, a les cheveux
blonds et bouclés, et s’exprime en anglais. « Sorry, Sir, do you have an
invitation for Holy Motors ? – Yeah, but it’s a personnal invitation. See,
there’s my name on it : Nick Muys. So I don’t think you can get it… ». Pas trop sûr de ce que
j’allais dire, je lui réponds : « Yeah, sure I can, see I have the correct
accreditation, so I can get there for you. – Well, ok, let’s try it. – Thank
you Sir ! ». Et le scénario recommence. Je cours jusqu’à la file d’attente. Un
couple ayant vu mon invitation jaune, et mon badge, me demande si au moment de
faire valider nos billets, je peux dire aux agents que je les accompagne. Pas
de problème. Finalement, on ne peut qu’accompagner une personne, alors la
copine a dû se trouver quelqu’un d’autre que moi. Tout s’est bien passé. Je
monte les marches menant au balcon quatre à quatre, fais inspecter mon sac, qui
pourtant contenait une bouteille d’eau et une banane, et je me trouve une
place, dans la partie droite de la salle, à peu près à la même hauteur que pour
le film de Hong Sang-Soo.
C’est
le genre de film qui te place dans un état de complète incompréhension. Léos
Carax se joue en quelque sorte du spectateur, à savoir que toutes les questions
que l’on peut se poser à propos du personnage principal viennent à être
répondues, mais de façon absurde. Monsieur Oscar a pour travail semble-t-il de
vivre chaque jour plusieurs vies. Ce jour-là, monsieur Oscar a neuf
rendez-vous, il sera tantôt une espèce de monstre vivant dans les égouts,
tantôt un père de famille qui va chercher sa fille à une fête d’amis, tantôt un
tueur à gage, tantôt un acteur pour un jeu vidéo, et cætera. La limousine dans
laquelle il se fait déguiser, avant de le conduire en différents lieux, le mène
finalement chez lui. Nous voyons à ce moment-là, à la toute fin, qui est sa
vraie famille ; des chimpanzés. Il leur raconte sa journée, tout ce qui a de
plus normal, puis le film se termine dans le stationnement des limousines Holy
Motors, lesquelles discutent ensemble de leur peur d’être un jour inutiles. Une
des dernières fois que je me suis senti autant repoussé par un film, ça a été
en regardant Naked Lunch.
Toutes tentatives de comprendre ce qui se passe à l’écran deviennent vaines, et
notre interprétation allant dans tous les sens rend la lecture du film
épuisante. Je serais curieux de revoir le film, en ne cherchant pas cette fois
de lien entre les vies,
mais plutôt en leur attachant un genre cinématographique, et de voir de quelle
façon chacune des vies dialogue avec un genre de cinéma en particulier. Pour ce
qui est du chapitre dans la vie du monstre, il me semble qu’il y a là une
allusion à la fois directe et confuse au Cabinet du docteur Caligari. Il s’agit du moment où le monstre se
rend dans un cimetière, où il y a un shooting photo. La scène tourne au drame lorsque le
directeur du shooting
demande au monstre s’il veut bien monter sur scène aux côtés de la jeune
mannequin, afin de prendre une photo dans le style The Beauty and the Beast. Après s’être fait attaqué par les flashs
et les projecteurs, le
monstre disjoncte, fonce droit vers le directeur photo, lui mord le et
l’arrache de ses dents. Puis il se sauve, la jeune mannequin dans les bras,
afin de l’amener chez lui, au fond des égouts. Il me semble que ce même
kidnapping, entouré de circonstances semblables, se retrouve dans le film qui a
mis au monde l’expressionnisme allemand. Et cette scène, à mes yeux, est
centrale dans le film de Léos Carax. Non seulement elle est la mieux réussie,
mais elle est la plus choquante, et donc la plus compréhensible. Elle est aussi
la métaphore de ce côté plus désarçonnant du film ; pour le cinéphile habitué
au format hollywoodien, Holy Motors est un véritable peep-show. Et il y a une telle emphase sur le type
de narration proposé, qu’assurément on se demande de quelle façon Holy
Motors dialogue avec le
septième art. Ce dialogue se fait de façon moins directe qu’avec Videodrome par exemple, mais Holy Motors fait partie de ce genre de films, qui
porte probablement un nom, que j’ignore, mais dont je serais curieux de voir, à
l’aide d’Holy Motors et
de Naked Lunch par
exemple, si nous ne pourrions pas leur trouver une filiation avec Le cabinet
du doteur Caligari et
l’expressionnisme allemand, en comptant sur leur expressionnisme narratif et
esthétique.
À
la sortie du film, fatigué et déboussolé, je me suis rendu à la salle Bunuel,
pour je ne sais plus quel film, mais il n’y avait plus de place. Il y avait une
dizaine de petites salles où des films étaient présentés de façon indépendante.
En faisant le tour des lieux, étant prêt à entrer dans n’importe quelle salle,
j’ai croisé mon ami Saïd, qui s’était fait invité à tout hasard à l’une des
projections, par un jeune réalisateur américain. Saïd me fait signe. Je ne
l’avais pas vu. Contents de la coïncidence, nous faisons la file ensemble. Au
moment d’entrer dans la salle, le réalisateur fait signe à la placière de nous
laisser passer. Il y avait une trentaine de places dans la salle. Après les previews interminables des autres films de la
boîte de production, Janked
commençait. Un film policier. Les excès que ce genre de film suppose étaient
tout simplement lamentables. Un film hollywoodien, mais à petit budget. Ça
tourne carrément à la comédie. Un moment je vois un des Mile-Endais se lever
pour quitter la salle. Un moment j’y pense aussi. Disons que Saïd et moi nous
sommes restés par respect pour l’auteur. La fin avec la femme qui finalement
est un fantôme a de quoi laisser perplexe.
Puis
nous nous sommes séparés. J’avais prévu me rendre ensuite au cinéma Les
Arcades, pour la projection de 20 heures d’un des films présentés dans le cadre
de l’ACID (l’Association du Cinéma indépendant pour sa Diffusion). Parmi
l’agenda des projections de l’ACID, c’est d’abord La tête première, le premier long métrage d’une jeune
belge, Amélie Van Elmbt, qui avait attiré mon attention. Ne croyant pas avoir
le temps d’y aller, monsieur Lefeuvre m’avait donné sa passe pour que je puisse
assister aux représentations de l’ACID. Ma position dans la file m’assurant
d’une place, je pouvais alors dire que j’avais fait, sommairement, le tour des
salles, et de ce qui s’offrait à moi. Puis je me trouvais aux côtés d’un couple
d’amis qui tenait une salle en région parisienne. Les deux messieurs voyaient
quatre, cinq, voire six films par jour depuis déjà plus d’une semaine. Ils
avaient peu de bonnes choses à dire sur les films déjà vus. L’un d’eux
terminant ses critiques le plus souvent par : « On s’est barrés avant la
fin », je me suis mis à croire qu’ils débutaient quatre, cinq ou six films par
jour, mais n’en achevaient pratiquement aucun. Léos Carax, Walter Salles,
Brandon Cronenberg, et Apichtapong
en ont pris plein la gueule. Seuls Le Grand Soir, Vous n’avez encore rien vu, Laurence Anyways, et un film d’animation (Ernest et Célestine), avaient reçu quelques éloges.
Finalement, la discussion est devenue plus intéressante lorsqu’ils m’ont parlé
de leurs expériences antérieures. Ils m’ont parlé premièrement d’un film
algérien, Hors-la-loi,
dont la projection avait suscité une polémique en France, en 2010. Certains
croyaient que sa projection allait être interdite à Cannes. Le film de Rachid
Bouchareb, qui raconte les persécutions des Algériens par les Français, de 1945
jusqu’à leur indépendance, a tout de même pu compétitionner dans la sélection
officielle, même s’il donne un regard peu flatteur sur le FLN. Une présence
importante de corps policiers s’est tout de même fait sentir le jour de la
projection. Puis ils m’ont parlé d’un film de Stanley Kubrick, Les sentiers
de la gloire, qui lui
est resté longtemps interdit en France, tout comme Octobre à Paris, un documentaire sur les persécutions
des algériens lors d’une manifestation à Paris en 1961, lors de laquelle on ne
sait pas combien sont morts, beaucoup ayant été balancés dans la Seine, alors
qu’ils manifestaient pacifiquement. Après 50 ans d’interdiction, le film avait
été projeté en septembre dernier, lors d’un festival. Alors ça été à mon tour
de faire une petite chronique sur les censures et les films interdits dans mon
pays. Pendant plus de trente ans, entre 1928 et 1961 je crois, on a refusé
l’accès aux enfants de moins de 16 ans dans les salles de cinéma, lorsque le
film présenté ne leur était pas destiné. Puis, des premières projections
jusqu’à la fin des années soixante, les religieux ont censuré scrupuleusement
tout film portant une atteinte à la morale catholique, jusqu’à saboter le récit
d’un film comme Frankenstein (1931),
ou City of the Lights (Chaplin),
et refuser d’autres films comme Metropolis (Fritz Lang), voir tous ceux tournés en
16mm en 1947. Sous Maurice Duplessis, même les ciné-parcs, ont été interdits ;
c’étaient des lieux de péché !
Puis
la discussion est redevenue plus contemporaine, finalement ils avaient bien
aimé aussi le film de Thomas Vinterberg, The Hunt, puis d’autres films présentés dans le
cadre de la Quinzaine comme
No, Enfance clandestine et
Adieu Berthe. La
journée se finissait donc en beauté avec La tête première. La réalisatrice Amélie Van Elmbt a
présenté son film, en compagnie de l’acteur principal, puis le road movie a commencé.
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