7/21/2012

Troisième jour à Cannes : 19 mai


Ce matin je me suis réveillé avec la bonne humeur de celui qui n'a pas beaucoup dormi. Hier soir, en marchant vers le Collège, je tentai de mettre en ordre certaines idées à propos du film d'Xavier Dolan et de quelques événements survenus pendant la journée, et ce jusqu'à m'empêcher d'avoir l'idée d'avoir envie de dormir. Disons que j'étais crinqué à l'idée d'arriver au Collège, et d'écrire enfin tout ce qui se bousculait alors dans mon être. Surtout qu'à ce moment-là, moi qui tiens habituellement scrupuleusement à écrire mes aventures de voyage, dans mon journal de bord, il n'y avait rien d'écrit. Je me disais que de prendre des tonnes de photos allait équivaloir. Mais ce soir-là j'étais inspiré, et ne pouvait qu'être écrit ce dont je voulais me ressouvenir plus tard, et qui peut-être mériterait d'être partagé, en vue d'animer un jour un débat ou une discussion quelconque.

Arrivé au Collège, donc, bien décidé à tacher quelques pages de papier, mais ne sachant pas exactement où se trouvait mon journal de bord, j'ai demandé au receptionniste, fidèle au poste, si son imprimante n'avait pas quelques pages en trop. « Quatre, ce serait parfait ». Et finalement il m'en donna cinq ou six. « Génial ». Je monte les escaliers, débarre la porte, trouve Saïd endormi cette fois, allume la veilleuse, m'installe sur le petit bureau. Deux ou trois heures ont passé, plus que rapidement. Je n'avais qu'à suivre la ligne de pensée que j'articulais un moment plus tôt, qui me faisait débuter mon texte comme on entâme un journal intime, soit par le classique « cher journal », et cætera. En fait, mon intention inavouée était d'envoyer ma lettre au journal Le Devoir. (J'ai modifié le début, mais tout le reste du texte précédent : Deuxième jour à Cannes : 18 mai, est à peu près l'exact de ce que j'ai envoyé au journal Le Devoir le lendemain).  Je débutai donc mon texte ainsi : « Cher journal, déjà quatre années se sont passées depuis les derniers mots que je t'ai écrits, pas très loin d'ici, depuis les rochers en bord de plage, lorsque mon père et moi sirotions un léger cidre de pomme, en regardant les avions décoller ». J'étais plein d'idées comme j'étais plein d'espoir, et je remplissais le papier, en me permettant de prendre mille et un détours avant d'entrer dans le vif du sujet. Ne sachant pas au moment d'écrire ma lettre que Le Devoir demande à ceux qui collaborent à la chronique Le courrier des lecteurs de limiter leur article à un millier de mots, ne m'attardant pas non plus à compter les mots de ma lettre, je mis ma signature à la suite de trois mille mots, que j'allais devoir retaper à l'ordinateur le lendemain, debout dans un stand du festival, avec un clavier azerty.

Et c'est dans la foulée d'hier soir que je me suis réveillé, vers 11 heures, prenant ma douche, prenant le brunch qui cette fois n'était plus simplement un repas bourratif mais digne de mention : il y avait des crêpes (Dieu sait que j'aime les crêpes), du bacon, des saucisses, des fromages, des croissants, de la salade, de ce qui restait d'hier soir, bref de quoi ravir un homme du Québec. J'étais bien décidé à aller voir le film de Brandon Cronenberg, le fils du célèbre cinéaste canadien, qui lui aussi présentait un film à Cannes, mais dans la compétition officielle. Après une heure et demie d'attente pour Antiviral, qui ne s'est pas avérée concluante, plutôt que de rentrer bredouille au Collège, je me suis rendu au Marché du film, là où il y avait un petit stand avec une dizaine d'ordinateurs. Ayant prévu m'y rendre, j'avais avec moi mes quatre pages recto-verso, mon appareil photo et son fils conducteur. J'ai écrit un courriel à quelques amis, j'ai chatté avec ma tante Hélène, puis j'ai retranscrit ma lettre, que j'ai accompagnée de quelques photos.

Il était 14 heures quand la représentation du film de Brandon Cronenberg a commencé et que la salle Debussy fermait ses portes. Vers 18 heures, je n'avais pas encore terminé la tâche qui faisait de moi, je le croyais, un professionnel. Surtout que j'avais rendez-vous à 19 heures avec mon ami Saïd pour une entrevue. Alors je lui ai écrit un courriel, auquel il a répondu, afin de l'avertir de mon retard. Arrivant au Collège quelque peu en retard pour le souper et le rendez-vous, j'allais continuer mes activités de professionnel, me consolant en me qualifiant ainsi, de cette journée sans avoir vu de films.

Saïd avait pris un peu d'avance avec ses émissions ; quelques entrevues avaient duré plus d'une heure, et étaient intéressantes, alors elles allaient être utilisées pour deux émissions plutôt qu'une. Je l'ai alors retrouvé dans notre chambre peut-être encore plus serein qu'à l'habitude. Puis, après quelques minutes, l'entrevue, ou plutôt la discussion, commençait. Saïd avait fait quelques recherches sur moi, sur google, sur facebook, sur myspace, et avait d'abord des questions sur mon passé de rappeur. Après une quinzaine de minutes, nous disant chacun qu'il s'était passé quelque chose, Saïd remarquait que son enregistreuse n'avait encore rien mémorisé. Nous remettant vite de notre déception, nous avons recommencé, pratiquement de la même façon. Et l'émission s'est poursuivie, en suivant la progression de ma démarche artistique, jusqu'à ce que nous abordions le contexte de ma présence à Cannes, puis que j'explique ce que signifie pour moi, et plus généralement, le port du carré rouge. Et qu'enfin l'enregistreuse indique qu'une heure s'était écoulée.

La discussion s'est continuée, off the record, Saïd me partageant sa compréhension du phénomène québécois. Et, Saïd connaissant bien l'histoire du Maroc, nous avons parlé du peuple arabe et du peuple québécois, et des variations langagières à l'œuvre chez l'un et chez l'autre. J'étais fasciné. Il me faisait des démonstrations. Je lui répliquai avec l'accent du Lac-Saint-Jean, et avec mes expressions chiacques préférées : « T'es tu monté en tomb-ant ? » pour l'autostop, et « J'aime le way qu'ta jupe a hang » pour la drague. Un moment nous parlions de colonisation et de décolonisation ; Saïd me parlait des villes Melillia et Sebta, qui sur le territoire marocain sont des villes inaccessibles pour ceux qui n'ont pas de passeport espagnol. Ces villes autonomes, emmurées, et protégées par l'armée espagnole ne pouvant que rappeler la colonisation pas si lointaine du Maroc, comme le font, au Canada, de façon tout aussi absurde, les photographies du visage de la Reine d'Angleterre.

Et nous faisions des comparaisons du Québec et du Maroc ; de Montréal et de Tanger, pour la diversité des cultures, des climats, des religions, puis quelques liens entre nos vies se dessinaient. Nous sommes tous deux issus d'une transition qu'ont faite nos pères, qui ayant vécu de la vie agricole durant leur jeunesse, vivaient maintenant en ville, au contact de ce qui a de plus urbain. Mais plutôt qu'en rupture, nous nous considérons comme héritiers de ces deux modes de vie.  En fait, nous avons grandi un pied en ville et un pied à la campagne, et c'est peut-être ce qui nous a permis de considérer notre culture dans son étendue et ses dédoublements. L'ouverture d'esprit des Québécois est souvent prise en exemple, et je dirais que Saïd, qui vit à Tanger donne également un bon exemple d'ouverture d'esprit. Autant il aime sa langue, ses traditions, sa religion, sa ville, autant il aime certaines influences extérieures, qu'il se réapproprie en tant qu'artiste. Ainsi, Saïd me fit part de son attachement pour Ibn Battouta, un célèbre découvreur, qui a voyagé en Chine, au 14e siècle, à dos de chameau, et qui a probablement fait bien plus de découvertes que Marco Polo, mais dont je n'avais bien sûr jamais entendu parler auparavant. Puis, quelques phrases plus tard, il me disait que son plus grand rêve était de faire un road movie.

Puis il était l'heure de dormir. Pendant que je brossais mes dents, Saïd faisait sa prière. Je voulais lui demander de me traduire ce passage du Coran, à savoir si ça pouvait ressembler à une prière chrétienne, et puis je me suis résolu à lui demander comment dire « bonne nuit », en arabe. Alors nous nous sommes dit tsebalahèrr, « te réveiller avec de bonnes choses ». Et, en m'endormant, j'imaginais la vie de Saïd à Tanger. Je le voyais arriver du travail, vers 18 heures, ouvrant la porte de son appartement, enlevant ses sandales, se dirigeant vers la cuisine, réconforté par le commun mélange d'épices dans l'air, par l'odeur de viande halal dans le four, puis par sa femme qui l'accueille, ravie, et ses deux enfants qui viennent les rejoindre pour compléter l'embrassade.

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